Le 21 février 2014, Gearbox Software a porté plainte contre 3D Realms/Apogee et Interceptor Entertainment, espérant un procès pour une violation de copyright et d'un accord conclu en 2010 pour la cession des droits de la licence Duke Nukem. L'avantage des procès dans le jeu vidéo, c'est qu'ils permettent de dévoiler au grand jour les termes de contrats qui sont habituellement confidentiels et, dans cette histoire, les documents sont particulièrement intéressants et nous permettent de revenir en détails sur les relations contractuelles et conflictuelles entre 3D Realms et Gearbox ces 4 dernières années. Nous vous invitons à une plongée dans les archives, et un retour sur l’incroyable destin de la licence Duke.
Résumé des épisodes précédents : la revente de la licence Duke Nukem à Gearbox
Gearbox a acheté les droits de la licence Duke Nukem le 2 février 2010 à l'occasion de la signature d'un achat d'actifs (un « Asset Purchase Agreement » en anglais, aussi appelé simplement « APA ») par lequel 3DR a transféré la quasi-intégralité des droits de propriété intellectuelle relatifs à Duke Nukem à Gearbox (3DR ne conservait alors que le droit de distribution sur certains titres de son catalogue et l'autorisation de sortir trois jeux). Cet accord précisait explicitement que 3DR ou ses titulaires devaient obtenir l'autorisation préalable de Gearbox pour tout développement d'un nouveau titre utilisant le nom de Duke Nukem à compter de la date de l'accord.3D Realms tente d'exploiter la licence Duke Nukem sans autorisation
Récemment, et sans aucune consultation de Gearbox, Interceptor a annoncé son intention de développer un jeu sur la licence Duke Nukem (nommé Duke Nukem : Mass Destruction), exploitant bien évidemment au passage, en plus du nom, des éléments détenus par Gearbox (personnages, logos, etc.). Visiblement, après avoir vendu la licence Duke Nukem en 2010 à Gearbox, 3DR a tenté de convaincre d'autres entreprises que la vente n'avait jamais eu lieu. Le résultat est donc le développement non-autorisé de Mass Destruction, ce qui signifie que 3DR a tenté de revendre les droits sur la licence qui avaient déjà été acquis en 2010, et ainsi bafoué les termes de l'APA.Le passé commun des deux studios
Ceci a donc poussé Gearbox a porter plainte, ce qui est clairement légitime dans ce cas-là. Mais là où la bât blesse, c'est que Gearbox a toujours soutenu 3DR. Il faut en effet se souvenir qu'avant de fonder Gearbox, Randy Pitchford, son président, a travaillé chez 3DR ainsi que Brian Martel, l'un des autres co-fondateurs de Gearbox, ce qui explique ce lien presque sentimental entre les deux entreprises. Cela explique aussi sans doute, mais c'est une interprétation toute personnelle, pourquoi 3DR a bien voulu vendre la licence à Gearbox et à personne d'autre. Il faut en effet rappeler aux plus jeunes d'entre nous que 3DR a tenté sans succès, et pendant douze ans, de sortir Duke Nukem Forever, faisant patienter fans et investisseurs. Pour résultat de cet échec, 3DR s'est retrouvé embourbé dans un procès avec son éditeur, Take-Two.Le procès avec Take Two
Au printemps 2009, l'argent est en effet venu à manquer chez 3D Realms, et ce dernier a licencié tous ses employés (restent alors Georges Broussard et Scott Miller). Dès le mois de juin, Take-Two intente un procès pour plusieurs motifs :- Le remboursement des avances faites au développeur, et notamment 12 millions de dollars en 2000 quand Take Two a racheté les droits d'édition du jeu à Infogrammes et 2,5 millions de dollars en 2008.
- Le développement d'une version Xbox 360 de Duke Nukem Forever (l'éditeur estimant avoir le droit mondial et irrévocable de produire les versions console).
- Le code source de la version PC.
- Et l'éditeur affirmait enfin qu'Apogee, le développeur de Duke Nukem plus connu sous la marque 3D Realms, possède de l'argent dans un compte off-shore.
La sortie de Duke Nukem Forever sous la houlette de Gearbox
C'est alors que Gearbox a vite déchanté, découvrant que Duke Nukem Forever n'était absolument pas en état de sortir, et découvrant par la même occasion une montagne d'autres problèmes. En douze ans, 3DR a investi dans le jeu entre 3500 et 4500 mois-homme. Pour sortir le titre, Gearbox a de nouveau investi 2500 mois-homme (a titre de comparaison, Borderlands a nécessité entre 3500 et 4000 mois-homme pendant son développement). Le développeur a donc gardé le cap et sorti DNF en juin 2011, délivrant ainsi 3DR de ses dettes et de son litige avec Take 2 et garantissant à ses dirigeants une généreuse garantie financière. Rien de tout cela n'aurait été possible sans Gearbox, qui a au passage écorné sa crédibilité (le jeu a en effet reçu un accueil froid de la part de la critique et des joueurs) pour sortir le jeu dans un temps raisonnable.Le procès de 3DR contre Gearbox
Pourtant, pour des raisons qui demeurent encore inexplicables, 3DR a attaqué Gearbox le 7 juin 2013 au tribunal de district du Texas. Dans sa plainte, le développeur demandait d'avantage de royalties, ce qui peut sembler surréaliste, étant donné qu'il est le seul à avoir gagné de l'argent dans l'histoire — argent qui a notamment servi pour cette plainte... Pour être plus clair, lors de la passation de la licence, les questions financières ont bien évidemment été abordées. Et il se trouve que 3DR avait une dette de 2.9 millions de dollars sur la licence Duke vis-à-vis de 2K. Une dette dont les modalités n'ont pas parfaitement été définies, puisque Gearbox voulait la solder sur les recettes de DNF et des titres à venir, voire en la déduisant des royalties versées à 3D Realms, alors que ce dernier voulait l'exclure explicitement des paiements des royalties (ce qui se comprend aisément). Quand Gearbox a pu démontrer au juge sa bonne foi et expliquer le fond de l'affaire, 3DR a rapidement retiré sa plainte (en septembre 2013), Scott Miller devant alors faire des excuses publiques à Gearbox, affirmant qu'il s'agissait d'un malentendu : « [...] nous regrettons le malentendu qui a incité notre poursuite » et d'ajouter avoir « retiré la plainte » avec « [leurs] véritables excuses ». Gearbox a gracieusement accepté les excuses, sans engager de procédures à son tour, ce qu'il aurait peut-être dû faire, pour calmer les ardeurs de 3DR.Le développement de Duke Nukem : Mass Destruction
Le 1er février 2014, Interceptor a annoncé le développement de Duke Nukem : Mass Destruction. Cette annonce a été relayée par le biais de la mise en ligne d'un site teaser le 25 février 2014, suivi d'une page Facebook. D'après les déclarations d'Interceptor, le titre était en développement depuis le mois de septembre 2013. Pour réponse, Gearbox a adressé une lettre de « cease & desist » à 3D Realms le 13 février 2014 pour le notifier de cette violation flagrante de ses droits sur la licence Duke et l'obliger à cesser tout développement non autorisé sur la licence. Trois jours plus tard, le 16 février 2014, 3D Realms a d'ailleurs reconnu ses tords via un retour de lettre (une « breach notice ») où Georges Broussard et Scott Miller s'excusent platement et reconnaissent le caractère illégal du développement de Mass Destruction. En fait, 3D Realms a tenté de faire croire à Interceptor et Gearbox que Mass Destruction était une évolution du projet « Survivor », l'un des trois jeux de la licence Duke Nukem que l'APA de 2010 autorisait 3D Realms à développer, mais qui ne sont jamais sortis, 3D Realms étant devenu une coquille vide sans aucun développeur depuis plusieurs années.Et la suite ?
Gearbox dans sa plainte demande bien évidemment des dommages et intérêts (dont les montants sont encore à déterminer dans un procès) ainsi que le remboursement des frais d'avocats.Dans cette histoire, il y a tout de même quelques données irréelles, notamment l'attitude de 3D Realms vis-à-vis de Gearbox, ainsi que celle d'Interceptor qui a développé pendant un an un jeu sur une licence sans vérifier qu'ils avaient effectivement le droit de le faire.
Après le rachat de 3D Realms par SDN Invest, le fond d'investissement danois, propriétaire d'Interceptor Entertainment, il est vraisemblable que les deux parties tentent de trouver un accord à l'amiable plutôt que de continuer l'action en justice, qui serait longue et coûteuse.
EDIT : L'affaire a été conclue à l'amiable en mai 2015.
Sources : La quasi-exclusivité du contenu de cet article est extrait des documents suivants :
- Action civile de GEARBOX SOFTWARE, LLC contre APOGEE SOFTWARE, LTD. d/b/a, et INTERCEPTOR ENTERTAINMENT APS, affaire n° 3:14-cv-00710-L, 21/02/2014. District Court Northen District of Texas Dallas division. Document principal et annexes. [lien]
- Action civile de APOGEE SOFTWARE, LTD. d/b/a contre GEARBOX SOFTWARE, LLC, affaire n° DC-13-06381-K, 07/06/2013. District court of Dallas County. Document principal et annexes. [lien]
- Action civile de TAKE-TWO INTERACTIVE SOFTWARE, Inc. contre APOGEE SOFTWARE, LTD., affaire n° 601457/2009, New York State Supreme Court, New York County (Manhattan), 11 mai 2009. [lien]