Cauchemard Américain
GTA IV, comme tout le monde doit déjà le savoir, c’est d’abord l’histoire captivante d’un jeune immigré Serbe : Niko Bellic. Arrivé à Liberty City dans l’espoir de réaliser le rêve américain, il est aussi venu pour se venger d’une trahison, une vieille histoire qui le taraude depuis la guerre. Bien vite, il se voit obligé de s’en tenir à la vengeance : les promesses d’opulence et de luxure de son cousin baratineur, installé depuis plus longtemps dans la ville, contrastent fortement avec la triste réalité. La grande entreprise qu’il se vantait de faire tourner dans ses mails n’est en fait qu’un dépôt de taxis minable, son « manoir » n’est qu’un appartement infesté de cafards, et il est constamment racketté par les sous-fifres de la mafia russe. Cette organisation criminelle brutale est pourtant la porte d’entrée de Niko dans la pègre de Liberty City et marque le début d’une grande histoire, digne des meilleurs films de gangsters.
On remarquera d’ailleurs l’omniprésence des références cinématographiques. De French Connection aux Promesses de l’ombre en passant par 24H Chrono, Heat ou même Koyaanisqatsi, les cinéphiles seront plus que comblés… Et à l’instar de la plupart de ces films, il y a eu un gros travail sur la psychologie des personnages. Même si certains d’entre eux sont des caricatures assez stéréotypées, on sent que les développeurs ont cherché à faire émaner d’eux une forte humanité, si bien qu’aucun ne nous laisse indifférent. Dwayne, un ancien caïd du ghetto qu’on rencontre après qu’il ait purgé une longue peine de prison, en est l’exemple parfait. Déprimé de ne plus retrouver le monde dans l’état où il l’avait laissé, libre mais sans un seul ami, il est devenu fragile, il ne s’affirme plus, et donne un personnage touchant, pour lequel on éprouve de la pitié. On est aussi frappé par les caractères de Vläd, chef local, cocaïnomane et pourri de la mafia russe, de Roman, cousin mythomane, flambeur mais sympathique du héros, de Brucie, homosexuel refoulé réfugié dans le culturisme, ou encore de Pegorino, mafieux Italo-américain dont la famille est sur le déclin.
C’est toutefois Niko Bellic qui remporte la palme. Avec son pessimisme, ses vêtements d’un autre âge, son début de barbe, son accent Slave, ses états d’âme et son ironie, il est aux antipodes du Carl Johnson sans personnalité de GTA San Andreas.
Plus noir et réaliste que ceux des précédents opus, riche en rebondissements, le scénario dans lequel tout ce monde évolue vous entraînera dans les univers de la mafia Russe, Albanaise, Italienne, Irlandaise et Jamaïcaine, sans oublier le monde des hell’s angels, des triades chinoises et des politiciens véreux. Il offre aussi parfois des choix moraux qui ont des répercussions sur la suite de l’histoire. N’allez pas jusqu’à vous imaginer un scénario à la Deus Ex : ces choix sont assez rares et ne sont que de deux types. Soit vous pourrez épargner une cible (généralement faiblement impliquée dans le scénario), soit vous devrez choisir qui tuer entre deux personnages importants. En fait, seule la fin du jeu offre un dilemme vraiment intéressant… C’est dommage, mais le scénario n’en est pas moins prenant…
Car au travers de cette histoire d’émigré transparaît la critique d’une société américaine contemporaine tiraillée entre la peur de l’immigration et du terrorisme. Plus qu’un jeu, Grand Theft Auto 4 est la satire d’une époque : la notre. Des racistes déguisés sous le masque du politiquement correct jusqu’à la série « les experts », en passant par les spammeurs, les stomps et le célèbre avocat Jack Thompson, tout ce qui a pu un jour interpeller ou énerver les développeurs y est caricaturé.
Et pas moyen d’éviter ces critiques, elles sont omniprésentes : dans les milliers d’affiches de la ville, dans les radios, sur les chaînes de télé ou encore sur le net fictif, composé de centaines de faux sites créés pour l’occasion…
Si ces pointes d'humour corrosif font tout le charme du jeu, elles ne sont malheureusement pas accessibles à ceux qui ne comprennent pas l’anglais. On aurait par exemple vraiment apprécié que les dialogues et les publicités accompagnant les deux cents morceaux de musique de la bande originale soient sous-titrés. Beaucoup se contenteront donc d’écouter Jean Michel Jarre, Justice, Bob Marley, ZZ Top ou Kanye West sans se poser de questions sur les commentaires des DJ ou des invités de talk shows.
I <3 Liberty City
Ceux-là se consoleront en visitant une ville qui n’a pas besoin de mots pour retranscrire toute l’ambiance de New York. Les dizaines de milliers de photos prises en repérage ont visiblement bien servi, puisque Liberty City est authentique, criante de vérité. Les répliques de lieux connus sont légion, et un survol en hélicoptère donne une vue d’ensemble à couper le souffle. Les buildings à la silhouette familière découpent l’horizon, la statue de l’hilarité (avec le visage d’Hillary Clinton) trône fièrement sur son socle à l’embouchure du fleuve, la réplique du pont de Brooklyn s’illumine la nuit… Mais surtout, pour la première fois, un GTA propose une ville d’une taille quasi-cohérente, en contraste avec les mini-répliques qu’étaient l’ancienne Liberty City, Vice City, Los Santos ou San Fierro.
Elle est composée de quatre îles principales. Au nord-est, la plus petite est une réplique miniature du Bronx, renommée Bohan pour l’occasion. La grosse à l’est représente le Queens, celle du milieu Manhattan, et celle à l’ouest le New Jersey. Après un voyage en hélicoptère pour mesurer la map d’est en ouest et du nord au sud, on constate qu’elle fait environ six kilomètres de long pour cinq de large… Ce qui, contrairement à ce qui a déjà été dit, fait à peu près la taille de San Andreas, tout en étant plus dense. Cela donne, à titre de comparaison, une surface comparable à celle d’une grande ville de France comme Bordeaux ou Lyon. Ça fait beaucoup de rues à retenir… Heureusement qu’elles portent toutes un nom.
Elles sont en tout cas bien plus animées qu’avant. Les piétons zombies ont quasiment disparu au profit de gens qui se parlent et s’occupent, répondent à leur téléphone, vendent des hot-dogs, bossent sur des chantiers. Parmi eux, on ne voit plus aucun gangster identifiable. On se souvient pourtant des Ballas de San Andreas ou des Haïtiens de Vice City... Mais ici, le danger est plutôt à chercher sur le bitume, puisqu'on a vite fait de se faire écraser si on ne regarde pas avant de traverser. Les voitures sont nombreuses, et freinent difficilement quand leur chauffeur est prévenu au dernier moment. Mais elles sont parfois à l'arrêt, coincées dans des embouteillages, ce qui rend plus facile leur vol. Pour les gens honnêtes, il est par contre possible de prendre le métro et de constater l’étendue de son réseau, composé de deux lignes et de 25 stations. Vous pouvez aussi héler un taxi pour voyager tranquillement d'un point A à un point B, c'est plus cher, mais ça permet d'admirer le paysage.
Next-gen oblige, on a enfin droit à de beaux graphismes. Les lumières sont bien gérées et les textures détaillées. On s’arrête parfois de jouer pour admirer la ville magnifiquement éclairée par le soleil automnal. Le moteur physique RAGE fait également des merveilles. Il rend toute collision et toute chute incroyablement réaliste, puisqu’il combine l’effet ragdoll d’un moteur comme le Havok avec des animations. Ainsi, le policier que je renverse en m’échappant n’est pas tout à fait transformé en une poupée de chiffon désarticulée. Il va heurter les murs ou le sol de façon cohérente, en essayant de se protéger, de se retenir… Et ce petit détail est d’une importance capitale, puisqu’il ajoute du réalisme à des situations qu’on rencontre très souvent dans le jeu. Car renverser des piétons et faire exploser des voitures est depuis toujours la routine de tout amateur de GTA.
Nouveau Gameplay
Heureusement, si dans les précédents opus, un feu annonciateur d'explosion surgissait du capot au bout de quelques collisions, il faut ici vraiment le vouloir, où s’être fait cribler de balles... Il arrive parfois que des flammèches sortent du moteur, mais elles laissent énormément de temps pour s’éloigner du véhicule avant la déflagration. Cela tombe bien, car la conduite est beaucoup plus pointue, et nécessite désormais d’anticiper les trajectoires en freinant à l’avance. Ce n’est pas du Gran Turismo, mais on s’en approcherait presque. Si on peut trouver ça rebutant au début, l'habitude arrange tout. De toutes manières, les voitures ont tendance à retomber sur leurs pattes quand elles font un tonneau, ou qu’elles partent en tête-à-queue. Vous n'aurez donc pas plus de problèmes pour semer la police, même si le système de recherche a changé. Quand un flic est témoin d'un de vos crimes, une zone de recherche circulaire se met à clignoter sur la carte, et se centre sur lui. Pour perdre les étoiles de recherches (plus il y en a, plus la zone est vaste), il faut sortir du cercle en ayant semé ses poursuivants. Mais comme chaque policier qui nous repère réactualise la zone, c'est tout de suite plus dur... Les poursuites en voiture avec les condés en deviennent beaucoup plus réalistes, et il ne suffit plus de foncer dans un pay'n spray pour que les sirènes s'arrêtent.
Les phases à pied ont également été revues. Le fameux système de lock des ennemis est toujours là, mais a été amélioré, puisqu’on peut à la fois verrouiller une cible et bouger le viseur autour d’elle pour en viser un point précis. Sachez aussi qu’il est enfin possible de se cacher contre n’importe quel obstacle, un peu comme dans Gears of War. Cela peut donner des combats ahurissants: se mettre à l’abri derrière une voiture qui se fait trouer de partout est intensément jouissif, et les gunfights de la mission inspirée du film Heat vous garantissent une érection.
Comme dans tous les GTA, le début du jeu fait office de tutorial, et vous n’aurez qu’à remplir de petites missions pour vous faire les dents. On commence par taper quelques petites frappes albanaises à mains nues, et on termine le jeu en décimant des armées mafieuses au lance-roquette. Mais quand chaque épisode introduisait de plus en plus de joujoux à acheter ou à trouver, on se retrouve ici avec un choix réduit de 15 armes, toutes visibles dès le début dans l’armurerie de la ville. Quand on sait que San Andreas en comptait 32, il y a de quoi être déçu. Évidemment, on peut nous rétorquer que dans un jeu qui se veut réaliste, on ne massacre personne au minigun. Il n’empêche que le jeu perd un peu de sa magie…
Réalisme, ennemi du fun ?
Et malheureusement, on est pas seulement déçu par les armes. GTA4 a été amputé d’énormément de fun sous prétexte de réalisme. Une fois les missions finies, les quelques quêtes annexes proposées ne permettent pas de tenir le joueur en haleine bien longtemps. Par exemple, la recherche des paquets cachés, ici remplacés par des pigeons, ne présente plus aucun intérêt. Si dans les précédents opus, des armes apparaissaient au fur et à mesure dans la planque, on est ici censé mourir d’ennui en tuant 200 pigeons pour débloquer… un hélicoptère de combat accessible dès le début du jeu à l’aéroport de la première île.
La quête des vols de véhicules perd tout autant d’intérêt, puisque celle-ci résidait dans une recherche pokémonesque des voitures rares, recherche récompensée ensuite par le déblocage de bagnoles inédites. Maintenant, chaque vol est encadré par une mission scénarisée et pas originale pour deux sous… Et ce qu’on débloque est si inutile qu’on préfère faire autre chose.
En réalité, passé la phase d'enthousiasme devant la beauté de la ville, on se rend compte qu'il y a bien peu de choses à y faire... San Andreas était beaucoup plus riche sur ce plan: on pouvait y acheter des maisons, tuner des voitures, se muscler, se coiffer, se faire tatouer, jouer au casino et sur de nombreuses bornes d'arcade... Et il était possible d'acheter bien plus de vêtements grâce à un nombre incalculable de boutiques. Il n'y en a ici que quatre, dont deux identiques et proposant le même choix de vêtements. A force de supprimer l'"inutile", Rockstar a enlevé du charme à son jeu. La ville est belle, mais finalement un peu vide, un peu comme pouvait l'être la première Liberty City.
Ces disparitions, dramatiques, sont toutefois tempérées par le réseau social que vous pourrez vous tisser à l’aide de votre portable et d’Internet. Il est possible de donner rendez-vous à des amis et de faire une activité avec eux. Cela peut être une partie de bowling, de fléchettes, un tour dans une boîte de striptease, ou encore l’ingestion de plusieurs litres de vodka dans un bar... Ce qui donne une séquence hilarante où vous devrez contrôler un Niko titubant avec une mission : rentrer avec son pote en évitant les lampadaires et la police… Peut-être une des missions les plus difficiles du jeu.
Chacun de ces amis s’attachera à vous si vous daignez ne pas le négliger. Refusez systématiquement les rendez-vous qu’ils vous proposent, et ils vous feront la gueule. En revanche, si vous passez du temps avec eux, ils vous offriront leurs compétences, qui vont du voyage gratuit en taxi jusqu’à la vente d’armes à prix discount. C’est intéressant, mais ce n’est qu’une maigre consolation…
Le multijoueur à la rescousse !
Décevant GTAIV ? Pas vraiment… Si le solo manque de toutes ces choses qui étaient inutiles à priori, mais qui permettaient de jouer des mois entiers sans se lasser, la quête principale est exceptionnelle. Mais elle est surtout secondée par un excellent multijoueur.
Après s’être connecté au net via sa console, on a le choix entre 15 modes de jeu plutôt réussis. Le deathmatch, individuel ou en équipe, est bien entendu de la partie. Il lâche les joueurs dans un endroit précis de la vaste map, et permet à tous de s'étriper à la sauce GTA, c'est à dire en liberté, avec ou sans police. Cela manque peut-être d'originalité, mais ça permet en tout cas de faire tomber la frustration accumulée en mode course.
Dans ce dernier, après que l'hébergeur du serveur ait choisi le type de véhicule, le circuit et la densité de la circulation, on se tire la bourre en priant pour ne pas se retrouver sur le toit dès le départ. Mine de rien, 16 participants conduisant des Ferraris dans une petite rue détériorent autant le mobilier urbain qu'un Godzilla traité aux dragées fuca. Les accidents entre participants, avec le trafic ou les poteaux sont si fréquents et violents que Destruction Derby peut aller se rhabiller. Cela donne aux courses un caractère tellement aléatoire qu'il est le plus souvent impossible de dire à l'avance qui finira premier. Et si on choisit le mode qui permet d'utiliser des armes en roulant, c'est carrément le Kosovo. Awesome !
Autre mode vraiment digne d'intérêt : Cops'n Crooks. Une équipe de truands doit rejoindre un point de fuite en échappant à celle de la Police. Selon les options choisies, celle-ci a pour mission soit de liquider le Boss, soit de tuer un nombre minimum d'adversaires. Ce mode donne lieu à des courses-poursuites survitaminées et incite les joueurs à mener un véritable travail d'équipe. Si vous êtes bizarres et que rien de tout ça ne vous plaît, vous pourrez toujours vous rabattre sur les modes Mafia (où vous devrez être plus rapide que la concurrence pour exécuter une mission donnée par téléphone), Car Jacking (où vous devrez voler le bon véhicule pour l'amener à votre patron) ou encore Assaut du NOOSE (où il vous faudra escorter votre patron loin des forces de police). Il y a de quoi faire.
Au final, un succès bien mérité
GTA 4 est donc une rupture dans la série. Le mode solo est intense mais trop court et moins riche que ceux des opus précédents, les graphismes sont presque au top de ce qui se fait actuellement, et le multijoueur est un véritable bonheur. Ce jeu est finalement un peu comme le champagne, il a beau laisser un léger goût amer dans la bouche, ça reste un produit de luxe. D'ailleurs, tout le monde l'a déjà compris, et le jeu a explosé les ventes le mois dernier, réveillant les peurs des parents et les discours paranos des JT.
À ce sujet, vous pouvez aller consulter nos entretiens avec Serge Tisseron (psychanalyste) et Dan Israël (spécialiste des médias, membre du site d'arrêt sur images), histoire de comprendre les logiques médiatiques régissant le discours sur GTA4 et les jeux vidéo en général.